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Article du Courrier : places en crèche, c’est la loi du plus fort

28 août 2012 Thierry 0 Comments

PETITE ENFANCE • Certaines communes ne peuvent écarter le risque d’injustice car elles ne contrôlent pas l’attribution des places.

La Cour des comptes l’avait constaté en mars 2012: la plupart des communes n’ont aucune visibilité sur le processus d’attribution des places de crèche. Alors que les tensions augmentent au gré de l’allongement des listes d’attente, peu de collectivités publiques sont en mesure d’écarter les risques d’injustice ou d’expliquer aux parents les raisons exactes de leur attente. De fait, l’ordre de priorité d’une crèche à l’autre n’est pas identique. La Cour a même conclu sur un risque de «fraude», résultant du fait que l’organisation actuelle «ne permet pas de détecter les cas d’attribution de places contraires aux [règlements]». En temps de pénurie, les institutions genevoises échappent-elles au copinage? Enquête.

L’expérience démontre que la ténacité de certaines familles paye. «Si je n’avais pas entrepris la démarche de rencontrer la directrice de ma crèche, je ne suis pas sûr que j’aurais trouvé une solution», témoigne Olivier, père de deux enfants. Son intense lobbying a fini par porter ses fruits. «Il est nécessaire de passer régulièrement montrer sa frimousse, histoire de pousser le destin.» Pour le jeune papa, tous les coups sont permis lorsqu’il s’agit de trouver une place d’accueil, une quête qu’il compare volontiers à la recherche d’un logement. «Le système pousse à se battre», regrette celui dont la compagne n’a pas hésité à utiliser les larmes au téléphone.

«Connaître quelqu’un dans une institution est certes un avantage», confirme une éducatrice qui travaille en ville. Elle-même a contribué à faire remonter un dossier dans une pile envoyée par le Bureau d’information petite enfance (BIPE). Avoir une amie dans une crèche permet aussi de connaître en primeur quelques trucs, indique cette employée. Par exemple, le fait qu’il est plus avantageux d’inscrire son enfant dans une seule institution que de choisir l’option «secteur», qui «noie les dossiers».

Un risque inévitable
«Les parents sont désespérés. Ils essayent de trouver une place par tous les moyens. Les plus insistants attirent l’attention sur eux. Je les comprends», réagit Cornelia Cuniberti, présidente de l’Association des cadres de la petite enfance du canton (ACIPEG). Mais, dans son établissement, elle les redirige vers le BIPE, après leur avoir expliqué l’impossibilité de les satisfaire. «Lorsqu’on a une maman en pleurs dans son bureau, cela requiert d’avoir le sang-froid», reconnaît-elle toutefois.

A la tête de la petite enfance en Ville de Genève, la magistrate Esther Alder regrette les failles du système. «Nous n’avons pas la maîtrise de l’attribution des places. Je n’exclus pas le risque d’une injustice, admet-elle. La voie de la municipalisation des crèches permettrait une meilleure transparence. Nous y travaillons (lire ci-dessous).»

Critères tous azimuts
En Ville, c’est le BIPE qui centralise et valide les demandes, avant de les répartir au sein des 72 institutions subventionnées, libres de faire le tri. Comme dans la plupart des collectivités genevoises, les résidants, puis les personnes travaillant sur le territoire ont droit à une place. «Les crèches sont tenues de respecter le règlement de la Ville», insiste Francine Koch, directrice adjointe du Département de la cohésion sociale.

De manière générale, le sentiment d’injustice éprouvé par les familles s’explique par la complexité de la priorisation des dossiers, estime la fonctionnaire. Pas toujours au fait des multiples critères d’attribution, certains parents vivent les arbitrages exercés par les crèches comme un octroi de passe-droits.

Par exemple, les institutions doivent favoriser les fratries, ainsi que les familles dont la situation sociale est délicate. L’attribution des places est aussi fonction des besoins et de la culture de chaque structure, ajoute Cornelia Cuniberti. Des équilibrages en fonction de l’âge, du sexe ou du niveau d’intégration interviennent dans la sélection des dossiers. Plus compliqué encore, les crèches se voient contraintes à de délicats calculs pour satisfaire les demandes des parents – qui vont d’un jour par semaine à cinq, en passant par trois demi-journées –, tout en maximisant leur taux d’accueil, note la directrice de crèche. Malgré cela, «l’ancienneté d’un dossier est très clairement prise en compte», assure Francine Koch.

Une gestion «farfelue»
Céline fait une tout autre lecture. Après six mois d’attente, la jeune maman s’est enquise de l’avancée de son dossier par téléphone. «Non seulement j’ai eu l’impression que rien ne s’était passé mais, surtout, le BIPE m’a dit que mon dossier allait être envoyé dans une seule crèche. On a beau s’inscrire dans un ‘réseau’, nous sommes en fait tributaires de la seule institution qu’on nous attribue.» Ceci alors qu’une crèche à l’autre bout de la ville n’arrive peut-être pas à remplir son établissement par manque de dossiers, comme nous l’ont indiqué des employées. «Contrairement au message que la Ville essaye de donner, j’ai l’impression qu’il faut des pistons. En tout cas, il faut insister un maximum», se désole Céline, qui a abandonné la partie.

Municipaliser pour plus d’équité

Rassembler 72 crèches dans le giron de la Ville de Genève engendre des coûts importants – principalement en termes de mécanismes salariaux. En 2010, la facture a été estimée à 14 millions par année. Ceci, avec l’opposition de principe de la droite, explique en partie la mise au frigo du dossier lancé par Manuel Tornare il y a une décennie. La question devrait occuper à nouveau le Conseil municipal d’ici à la fin de l’année, a promis la cheffe de la Cohésion sociale Esther Alder début juin.

A l’heure actuelle, seules deux communes ont complètement franchi le pas de la municipalisation des crèches, Meyrin et Vernier. Outre une meilleure visibilité des besoins et une gestion optimisée des demandes, ce système est un rempart de plus contre les risques de copinage. «Faire de la petite enfance un service public permet d’assurer une équité de traitement», souligne le magistrat verniolan Thierry Apothéloz.

Si certaines situations sociales continuent de primer sur le reste, son service a cependant l’ordre clair de ne pas faire de favoritisme – même lorsqu’un autre politicien essaye de forcer la main, situation qui s’est déjà présentée, note Ruth Oberson, responsable de la petite enfance. «Ce serait très facile de favoriser des dossiers plutôt que d’autres, la municipalisation n’empêche pas tout», nuance la fonctionnaire. La rigueur en la matière, souligne-t-elle, est fonction du magistrat en charge.

Pour arriver à «lisser la pression sur l’attribution des places, la meilleure piste reste la construction de crèches», selon Thierry Apothéloz. Vernier a doublé sa capacité d’accueil en cinq ans, rappelle-t-il, non sans se référer à la réticence de certaines communes à investir dans le domaine. Les collectivités genevoises ont d’ailleurs cinq ans pour répondre aux besoins de la population, selon le contre-projet sur la petite enfance voté en juin dernier. La Ville de Genève, quant à elle, promet 1000 nouvelles places pour la rentrée 2016.

Pauline CANCELA,  25 juillet 2012

In Le Courrier

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