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Jean Jaurès, une "pensée d’avenir"

20 août 2011 Thierry 0 Comments

Jean Jaurès, une «pensée d'avenir»

Jaures114.jpgLe 30 juillet 1903, au lycée d'Albi où il enseigna, le député socialiste français défend, dans son «Discours à la jeunesse», une vision pacifiste de la vie.

Personne ne sait plus s'il faisait chaud à Albi le 30 juillet 1903 en fin de matinée. Ni si, dans la cour du lycée Lapérouse, les élèves réunis pour la rituelle distribution des prix – des petits de sixième aux grands de terminale – ont sué dans leur uniforme de «cadet» de la République à endurer sous le cagnard le très long discours d'un notable venu les édifier sur l'avenir du futur. Mais, quelles que soient les supputations météorologiques, c'est dans le c?ur et surtout sous le crâne de ces jeunes gens que la tempête a dû souffler très fort. Le notable, c'est Jean Jaurès, et son discours de ce jour-là est passé à la postérité des belles idées à suivre, sous le nom de «Discours à la jeunesse».

Appel à la maturité

Jean Jaurès a alors 47 ans, et il a déjà toutes les excellences requises pour devenir à terme un saint laïque, ce qui lui vaudra ultérieurement le Panthéon et la visite qu'on peut supputer reconnaissante de François Mitterrand au lendemain de la présidentielle de 1981. Outre son mandat de député de la circonscription voisine de Castres (Tarn), il est vice-président de la Chambre des députés, président du tout jeune Parti socialiste français (créé en 1902) et bientôt l'inventeur de la Section française de l'Internationale ouvrière, la SFIO, qui va fédérer toutes les gauches, aussi bien révolutionnaires que réformistes, et, dans la foulée, cofondateur du journal l'Humanité, en avril 1904.

Jaurès est connu, reconnu et redouté sur ce terrain du Tarn qui est aussi sa terre natale (il est né le 3 septembre 1859 dans une famille bourgeoise de Castres) et le champ de ses premiers combats. En 1892, il a soutenu activement la grève des mineurs de Carmaux. A l'aurore du XXe siècle, il a participé à la création des premières coopératives ouvrières et agricoles de la région (Verrerie ouvrière d'Albi, Vignerons libres de Maraussan). Jean Jaurès est d'autant plus chez lui que c'est dans ce même lycée Lapérouse d'Albi que, normalien brillant et agrégé de philosophie, il a débuté son professorat en 1881. Sur les portraits de cette période, on voit qu'il n'a pas encore la barbe florissante, qu'il est à peine plus vieux que ses élèves (22 ans). Mais le professeur Jaurès a déjà le verbe haut et l'enthousiasme contagieux pour citer aussi bien les classiques de la philo qu'un certain théoricien de la lutte des classes dont le nom commence par Karl et finit par Marx.

Il est un enfant du pays, et c'est à ce titre qu'il prend la parole le 30 juillet 1903. Pataugeant d'abord dans les clichés du genre (les jeunes pousses, les bourgeons qui éclatent), car sûrement conscient que le moindre de ses faux pas devant un aréopage de professeurs et de notables locaux (préfet, officiers de la garnison), qui sont loin d'être tous des complices politiques, sera d'autant plus sévèrement jugé, voire condamné.

Le «Discours à la jeunesse» est un discours politique qui ne dit jamais son nom, mais qui l'est, essentiellement, ne serait-ce que parce que Jaurès connaît bien les armes de ses ennemis. Et de charger sur le mode de l'histoire drôle, les «sages», dont Thiers, qui considèrent que la Révolution de 1789 fut «un accident sans importance, une bizarrerie d'un jour». C'est en rhétoricien qu'il attaque, faisant preuve d'intelligence rusée, cette mètis grecque qu'en helléniste il a étudiée, qui compose avec les circonstances pour les retourner et les déjouer. On pourrait s'étonner qu'aucune allusion ne filtre sur l'affaire Dreyfus, il est vrai en 1903 en voie d'apaisement, ni sur la grande question d'actualité qui déchire la société française : le projet de loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui sera voté en décembre 1905. Mais il sait d'instinct, bon professeur, que ces sujets seraient ce jour-là, en ces lieux, hors sujet. Ce qu'il développe au nom d'un risque de contre-démocratie du débat : «Je n'oublie pas que j'ai seul la parole et que ce privilège m'impose beaucoup de réserve. Je n'en abuserai point pour dresser dans cette fête une idée autour de laquelle se livrent et se livreront encore d'âpres combats.» Il sait qu'il ne s'adresse pas à des militants mais à des écoliers. Qu'il appelle d'abord «jeunes élèves», puis «jeunes gens», puis «messieurs» et enfin «hommes».

Alors qu'aujourd'hui la plupart des politiques s'adressent à nous comme à des enfants, des débiles mentaux ou des spectateurs de TF1, Jaurès parle à ces enfants comme à des adultes. Bien plus, il fait systématiquement le pari de leur intelligence. Cet appel à la maturité, comme si Jaurès voulait voir grandir in vivo ces auditeurs, coïncide surtout avec une ascension des idées. S'il sacrifie au «je me souviens» sentimental, c'est pour mieux tromper le beau monde et grimper au plus vif de la montagne : une certaine idée du socialisme, mot qu'en fin pédagogue il n'utilise jamais, sachant qu'à l'époque il est plus qu'un repoussoir, jusqu'au fin fond des églises où des messes sont dites qui demandent à Dieu que périsse Jaurès le rouge.

Par-delà le socialisme, c'est le genre humain que Jaurès interroge. Dont il reconnaît qu'il est un drôle de genre, capable et coupable du pire : «On se condamne soi-même à ne pas comprendre l'humanité si on n'a pas le sens de sa grandeur et le pressentiment de ses destinés incomparables. Cette confiance n'est ni sotte, ni aveugle, ni frivole. Elle n'ignore pas les vices, les crimes, les erreurs, les préjugés, les égoïsmes de tout ordre, égoïsme des individus, égoïsme des castes, égoïsme des partis, égoïsme des classes qui appesantissent la marche de l'homme, et absorbent souvent le cours du fleuve en un tourbillon trouble et sanglant.»

Une longue période de son discours est ainsi consacrée à la guerre dont il récuse la «fatalité». Un pacifisme actif, onze ans avant la Grande Guerre dont Jaurès, assassiné à Paris le 31 juillet 1914, ne verra pas la boucherie. On peut imaginer le mouvement rétrospectif d'un de ses jeunes auditeurs de juillet 1903 devenu, en 1914, un soldat. Dans les tranchées du front, se souvient-il des paroles de Jaurès, de sa certitude «que maintenant la grande paix humaine est possible», de sa guerre à la guerre, «attentat monstrueux et sorte de suicide collectif» ? Et que ces belles utopies se sont dissipées au vent mauvais de ce que Jaurès redoutait en sous-main à l'occasion d'une fresque historique express : «Depuis vingt siècles, et de périodes en périodes, toutes les fois qu'une étoile d'unité et de paix s'est levée sur les hommes, la terre déchirée et sombre a répondu par des clameurs de guerre.» Preuve pérenne tout au lon
g de son propos que la pensée sinueuse de Jaurès ne se satisfait jamais d'une seule perspective, qu'il n'y a pas de point de vue dominant, que la dialectique du bien et du mal est une idéologie pauvre. Le discours d'Albi est un discours sûr de lui qui fait confiance à ses doutes.

Debout les idées

A ces propos qui se lisent aussi facilement qu'ils ont dû être prononcés et entendus, il manque évidemment le son, le ton, l'accent méridional, les modulations de Jaurès dont ces pires ennemis reconnaissaient, même si cela leur faisait saigner les lèvres, qu'il était un orateur époustouflant. Mais c'est dans la dernière partie du discours, son envoi le bien nommé, qu'on se passe très bien du son pour ne retentir que le sens. Ce que Jaurès appelle «ma pensée d'avenir». Et là, attention les oreilles, debout les idées ! Comme un martèlement dont l'ampleur va grandissante, comme s'il voulait forger une idée en même temps qu'il l'exprime, c'est le mot «courage» dont il enfonce le clou : courage «qui est l'exaltation de l'homme», courage de tous les instants, courage de refuser les simplicités et d'accueillir les complexités, courage de «dominer ses propres fautes, d'en souffrir, mais de n'en pas être accablé et de continuer son chemin». Jusqu'à cet apogée : «Le courage, c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel.» Un sommet qui se fout du vertige.

On sait, par un compte rendu dans le journal la Dépêche du 31 juillet 1903, que ce discours fut salué par une longue ovation. On peut rêver qu'il laissa les lycéens d'Albi dans un bel état de sidération. Transportés hors d'eux-mêmes, imaginant l'impossible, prévoyant même qu'à l'avenir ils pourraient vivre ensemble et autrement. C'est ce mouvement de gai savoir qui saisit toujours à lire Jaurès aujourd'hui. Dans son dernier film, les Neiges du Kilimandjaro (sortie prévue en novembre), chronique des désillusions de gauche, Robert Guédiguian a fait d'un extrait du «Discours à la jeunesse» un exergue d'actualité. Histoire de se redonner du courage.

 

In Libération – 20.08.2011 – Gérard Lefort.

 


«le courage, c'est d'aller à l'idéal»

«Le courage, c'est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c'est de garder dans les lassitudes inévitables l'habitude du travail et de l'action. Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c'est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu'il soit [?] ; c'est d'accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation du travail qui est la condition de l'action utile, et cependant de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées vers le vaste monde et des perspectives plus étendues. Le courage, c'est d'être tout ensemble et, quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c'est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l'approfondir, de l'établir et de la coordonner cependant à la vie générale. Le courage, c'est de surveiller exactement sa machine à filer ou à tisser, pour qu'aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. Le courage, c'est d'accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l'art, d'accueillir, d'explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et cependant d'éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales, de l'organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et des rythmes. Le courage, c'est de dominer ses propres fautes, d'en souffrir mais de n'en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c'est d'aimer la vie et de regarder la mort d'un regard tranquille ; c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel ; c'est d'agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l'univers profond, ni s'il lui réserve une récompense. Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire ; c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.»

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