Forum • Retourner sur le marché de l’emploi après avoir élevé ses enfants se révèle bien souvent difficile. Vernier consacre la semaine prochaine un forum à cette problématique.
Chaque année, en Suisse, des milliers de femmes souhaitent revenir sur le marché de l’emploi après avoir interrompu, parfois longtemps (dix ans et plus), leur vie professionnelle pour élever leurs enfants. Puisqu’il n’existe aucune statistique à leur sujet, Travail.suisse a procédé en 2013 à une estimation: environ 12 500 femmes seraient concernées chaque année.
Perte de confiance en soi, déconnexion de la sphère professionnelle et de ses exigences, changements intervenus dans son domaine de compétence dans l’intervalle: ce retour à la vie «active» ressemble parfois à une course d’obstacles. D’autant plus si le domaine professionnel convoité ne connaît pas de pénurie de main-d’œuvre. Une situation qui pousse plus d’une femme à accepter le premier emploi venu, même s’il ne correspond pas à ses qualifications.
Les difficultés s’accumulent
Pour rendre compte de cette situation et esquisser des solutions, la Ville de Vernier dédie son forum annuel sur l’emploi au thème «Le travail des mères, des mères au travail». «Les femmes se retrouvent vite éloignées du monde du travail, et ce même si elles sont très formées», constate Thierry Apothéloz, maire de Vernier. «Et pourtant, durant toute cette période, elles n’ont pas chômé, même si elles n’ont pas touché de salaire.»
Les femmes seules avec enfants cumulent les difficultés, note le magistrat socialiste. Sa commune a d’ailleurs développé une politique ciblée visant à accompagner cette population. Par exemple, des séances de coaching. Ou l’accueil en crèche, un jour par semaine, des mères, qui ont la possibilité d’y faire des recherches d’emploi via un ordinateur, ou de laisser leur enfant afin de se rendre à un entretien d’embauche.
La facilité, ou non, à retrouver un emploi dépend de nombreux facteurs: le métier exercé auparavant, le niveau de qualification, le lien gardé avec l’entreprise, le fait d’avoir continué à se former et évidemment la durée de l’interruption. Mais aussi, explique Chokoufeh Samii, conseillère en orientation professionnelle à F-Information, des objectifs fixés: retrouver le même poste et faire carrière, ou opter pour un temps partiel permettant de compléter le revenu du ménage.
Un bilan de compétences, voire un complément de formation, peut se révéler salvateur, même si leur financement reste problématique. «Souvent, ces femmes manquent de confiance en elles et ont de la peine à évaluer les exigences du marché de l’emploi. Elles ne sont pas non plus conscientes des compétences qu’elles ont acquises – gestion du stress et des situations d’urgence, sens de l’organisation, capacités relationnelles, ponctualité, etc. – et des moyens de les valoriser. C’est là-dessus que nous les ahttps://www.thierryapotheloz.ch/wp-content/uploads/2022/03/115-business-consulting-agency_blog_8-1.jpgs à travailler.»
La pénurie de main-d’œuvre qui s’annonce dans notre pays – due au vieillissement de la population, mais aussi à un recours moindre à l’immigration à la suite du vote du 9 février sur l’initiative de l’UDC – pourrait toutefois favoriser le retour au travail salarié des mères. C’est du moins ce que pense Olivier Sandoz, directeur adjoint de la Fédération des entreprises romandes. «Certains secteurs manquent d’ores et déjà de personnel et le phénomène va s’accentuer d’ici à 2030», prévient-il.
Ses solutions? «Plus de flexibilité. Ce ne sont pas seulement les employeurs qui la souhaitent, mais aussi les employés. Temps partiel, télétravail, horaires souples: ce sont les conditions pour attirer de nouveaux talents et garder ceux qu’on a. Pour certains employés, cette flexibilité peut être un facteur de stress, il faut donc les accompagner. On évitera ainsi qu’une personne travaille toute la semaine chez elle, au risque d’être coupée de la vie de l’entreprise.»
Une vie transformée
Un gros trou dans un CV, n’est-ce pas rédhibitoire? «Non, car faire tourner un ménage ce n’est pas simple. A condition que la personne ait continué à se tenir informée des évolutions dans son domaine. Dans le cas contraire, ça peut être problématique», reconnaît Olivier Sandoz.
La partie n’est pourtant pas gagnée, à entendre Katharina Schindler Bagnoud, directrice de l’Ecole des parents, à Vernier. «Après une absence, de quelques mois ou de plusieurs années, l’employée doit revenir à sa place comme si de rien n’était. Sauf qu’elle ne vient pas de passer quatre mois à Bali: toute sa vie a été transformée! Or, dans beaucoup d’entreprises, vous devez faire semblant que vous n’êtes pas mère de famille!»
Et Katharina Schindler Bagnoud de plaider, elle aussi, pour de menus aménagements. «Pouvoir venir un petit plus tard ou partir un peu plus tôt, ne pas fixer de réunions d’équipe le mercredi, par exemple, ça n’a l’air de rien, mais ça peut changer la vie des parents. De même que permettre à un jeune papa de passer à 80%. Aujourd’hui, en émettant une telle demande, il risque bien souvent de se retrouver au placard! Si les employeurs en étaient conscients, cela permettrait à leurs employés de se sentir mieux, y compris au travail. Car le risque c’est de voir des mères culpabilisées et épuisées, des
familles qui volent en éclats et des enfants très jeunes qui vont seuls à l’école.» I
«Le travail des mères, des mères au travail», site SIG du Lignon, chemin du Château-Bloch, vendredi 14 novembre, ateliers de 9h30 à 13h30. Puis forum de 13h45 à 17h40, suivi d’un apéritif. Programme et infos sur www.vernier.ch/forum-emploi. Inscriptions obligatoires sur le site ou par tél. 022 306 06 70.
«Les hommes doivent faire leur ‘coming out’ familial»
«Pourquoi ces difficultés sont-elles rencontrées par des femmes et non par des hommes?» s’interroge Laurence Bachmann. Pour la sociologue, en poste aux hautes écoles de travail social et de la santé de Lausanne et de Genève, les femmes après un retrait prolongé du marché du travail se sentent souvent isolées et démunies face à une sphère professionnelle jugée hostile. Or il ne s’agit pas d’une problématique individuelle, mais bien sociale, s’inscrivant dans la persistance d’une forte division sexuée du travail, soutient-elle.
«A l’arrivée d’un enfant, ce sont les femmes qui diminuent leur temps de travail, prennent en charge la sphère domestique, le ménage, les enfants. Tandis que les hommes s’investissent en priorité dans leur travail professionnel.
Peu d’entre eux choisissent de tout abandonner pour se consacrer à la sphère
domestique.»
Selon la sociologue, ces schémas de société sont inculqués aux garçons et aux filles dès leur plus tendre enfance. «Arrêter de travailler quand on devient mère semble une évidence pour certaines femmes. D’ailleurs, elles affirment souvent n’avoir pas de regrets, ne pas le vivre comme un sacrifice, mais comme un élan du cœur – ce qu’on n’entend jamais de la bouche des hommes. Pourtant, si développer une relation avec un enfant peut être gratifiant, le travail domestique, lui, est difficile, invisible, peu reconnu et extensible à l’infini.»
Le don de soi sous-jacent à cette activité entre cependant en contradiction avec les aspirations d’émancipation des femmes, où celles-ci auraient droit à leur propre temps et leur propre argent. «Le travail domestique au service des enfants et du mari peut donc générer des souffrances. D’autant plus que le modèle dominant est désormais la famille nucléaire, et non plus élargie, et que les normes
éducatives sont devenues de plus en plus exigeantes.»
Pour Laurence Bachmann, si les hommes faisaient leur «coming out» familial, s’ils refusaient par exemple des rendez-vous en fin de journée pour aller chercher leurs enfants à l’école, la dynamique serait peut-être différente. «Actuellement, le marché du travail est pensé pour les hommes qui ont à disposition une épouse qui s’occupe du reste. Plus ils s’approprieront et rendront visibles leurs obligations familiales, plus ils donneront la possibilité à d’autres hommes de développer et de concrétiser leur ‘élan du cœur’ à l’égard des enfants. Ils soulageront aussi les femmes de beaucoup de pression et de culpabilité.» CPR
Retour sur le marché du travail : que des obstacles pour les mères. Un article du Courrier.
Forum • Retourner sur le marché de l’emploi après avoir élevé ses enfants se révèle bien souvent difficile. Vernier consacre la semaine prochaine un forum à cette problématique.
Chaque année, en Suisse, des milliers de femmes souhaitent revenir sur le marché de l’emploi après avoir interrompu, parfois longtemps (dix ans et plus), leur vie professionnelle pour élever leurs enfants. Puisqu’il n’existe aucune statistique à leur sujet, Travail.suisse a procédé en 2013 à une estimation: environ 12 500 femmes seraient concernées chaque année.
Perte de confiance en soi, déconnexion de la sphère professionnelle et de ses exigences, changements intervenus dans son domaine de compétence dans l’intervalle: ce retour à la vie «active» ressemble parfois à une course d’obstacles. D’autant plus si le domaine professionnel convoité ne connaît pas de pénurie de main-d’œuvre. Une situation qui pousse plus d’une femme à accepter le premier emploi venu, même s’il ne correspond pas à ses qualifications.
Les difficultés s’accumulent
Pour rendre compte de cette situation et esquisser des solutions, la Ville de Vernier dédie son forum annuel sur l’emploi au thème «Le travail des mères, des mères au travail». «Les femmes se retrouvent vite éloignées du monde du travail, et ce même si elles sont très formées», constate Thierry Apothéloz, maire de Vernier. «Et pourtant, durant toute cette période, elles n’ont pas chômé, même si elles n’ont pas touché de salaire.»
Les femmes seules avec enfants cumulent les difficultés, note le magistrat socialiste. Sa commune a d’ailleurs développé une politique ciblée visant à accompagner cette population. Par exemple, des séances de coaching. Ou l’accueil en crèche, un jour par semaine, des mères, qui ont la possibilité d’y faire des recherches d’emploi via un ordinateur, ou de laisser leur enfant afin de se rendre à un entretien d’embauche.
La facilité, ou non, à retrouver un emploi dépend de nombreux facteurs: le métier exercé auparavant, le niveau de qualification, le lien gardé avec l’entreprise, le fait d’avoir continué à se former et évidemment la durée de l’interruption. Mais aussi, explique Chokoufeh Samii, conseillère en orientation professionnelle à F-Information, des objectifs fixés: retrouver le même poste et faire carrière, ou opter pour un temps partiel permettant de compléter le revenu du ménage.
Un bilan de compétences, voire un complément de formation, peut se révéler salvateur, même si leur financement reste problématique. «Souvent, ces femmes manquent de confiance en elles et ont de la peine à évaluer les exigences du marché de l’emploi. Elles ne sont pas non plus conscientes des compétences qu’elles ont acquises – gestion du stress et des situations d’urgence, sens de l’organisation, capacités relationnelles, ponctualité, etc. – et des moyens de les valoriser. C’est là-dessus que nous les ahttps://www.thierryapotheloz.ch/wp-content/uploads/2022/03/115-business-consulting-agency_blog_8-1.jpgs à travailler.»
La pénurie de main-d’œuvre qui s’annonce dans notre pays – due au vieillissement de la population, mais aussi à un recours moindre à l’immigration à la suite du vote du 9 février sur l’initiative de l’UDC – pourrait toutefois favoriser le retour au travail salarié des mères. C’est du moins ce que pense Olivier Sandoz, directeur adjoint de la Fédération des entreprises romandes. «Certains secteurs manquent d’ores et déjà de personnel et le phénomène va s’accentuer d’ici à 2030», prévient-il.
Ses solutions? «Plus de flexibilité. Ce ne sont pas seulement les employeurs qui la souhaitent, mais aussi les employés. Temps partiel, télétravail, horaires souples: ce sont les conditions pour attirer de nouveaux talents et garder ceux qu’on a. Pour certains employés, cette flexibilité peut être un facteur de stress, il faut donc les accompagner. On évitera ainsi qu’une personne travaille toute la semaine chez elle, au risque d’être coupée de la vie de l’entreprise.»
Une vie transformée
Un gros trou dans un CV, n’est-ce pas rédhibitoire? «Non, car faire tourner un ménage ce n’est pas simple. A condition que la personne ait continué à se tenir informée des évolutions dans son domaine. Dans le cas contraire, ça peut être problématique», reconnaît Olivier Sandoz.
La partie n’est pourtant pas gagnée, à entendre Katharina Schindler Bagnoud, directrice de l’Ecole des parents, à Vernier. «Après une absence, de quelques mois ou de plusieurs années, l’employée doit revenir à sa place comme si de rien n’était. Sauf qu’elle ne vient pas de passer quatre mois à Bali: toute sa vie a été transformée! Or, dans beaucoup d’entreprises, vous devez faire semblant que vous n’êtes pas mère de famille!»
Et Katharina Schindler Bagnoud de plaider, elle aussi, pour de menus aménagements. «Pouvoir venir un petit plus tard ou partir un peu plus tôt, ne pas fixer de réunions d’équipe le mercredi, par exemple, ça n’a l’air de rien, mais ça peut changer la vie des parents. De même que permettre à un jeune papa de passer à 80%. Aujourd’hui, en émettant une telle demande, il risque bien souvent de se retrouver au placard! Si les employeurs en étaient conscients, cela permettrait à leurs employés de se sentir mieux, y compris au travail. Car le risque c’est de voir des mères culpabilisées et épuisées, des
familles qui volent en éclats et des enfants très jeunes qui vont seuls à l’école.» I
«Le travail des mères, des mères au travail», site SIG du Lignon, chemin du Château-Bloch, vendredi 14 novembre, ateliers de 9h30 à 13h30. Puis forum de 13h45 à 17h40, suivi d’un apéritif. Programme et infos sur www.vernier.ch/forum-emploi. Inscriptions obligatoires sur le site ou par tél. 022 306 06 70.
«Les hommes doivent faire leur ‘coming out’ familial»
«Pourquoi ces difficultés sont-elles rencontrées par des femmes et non par des hommes?» s’interroge Laurence Bachmann. Pour la sociologue, en poste aux hautes écoles de travail social et de la santé de Lausanne et de Genève, les femmes après un retrait prolongé du marché du travail se sentent souvent isolées et démunies face à une sphère professionnelle jugée hostile. Or il ne s’agit pas d’une problématique individuelle, mais bien sociale, s’inscrivant dans la persistance d’une forte division sexuée du travail, soutient-elle.
«A l’arrivée d’un enfant, ce sont les femmes qui diminuent leur temps de travail, prennent en charge la sphère domestique, le ménage, les enfants. Tandis que les hommes s’investissent en priorité dans leur travail professionnel.
Peu d’entre eux choisissent de tout abandonner pour se consacrer à la sphère
domestique.»
Selon la sociologue, ces schémas de société sont inculqués aux garçons et aux filles dès leur plus tendre enfance. «Arrêter de travailler quand on devient mère semble une évidence pour certaines femmes. D’ailleurs, elles affirment souvent n’avoir pas de regrets, ne pas le vivre comme un sacrifice, mais comme un élan du cœur – ce qu’on n’entend jamais de la bouche des hommes. Pourtant, si développer une relation avec un enfant peut être gratifiant, le travail domestique, lui, est difficile, invisible, peu reconnu et extensible à l’infini.»
Le don de soi sous-jacent à cette activité entre cependant en contradiction avec les aspirations d’émancipation des femmes, où celles-ci auraient droit à leur propre temps et leur propre argent. «Le travail domestique au service des enfants et du mari peut donc générer des souffrances. D’autant plus que le modèle dominant est désormais la famille nucléaire, et non plus élargie, et que les normes
éducatives sont devenues de plus en plus exigeantes.»
Pour Laurence Bachmann, si les hommes faisaient leur «coming out» familial, s’ils refusaient par exemple des rendez-vous en fin de journée pour aller chercher leurs enfants à l’école, la dynamique serait peut-être différente. «Actuellement, le marché du travail est pensé pour les hommes qui ont à disposition une épouse qui s’occupe du reste. Plus ils s’approprieront et rendront visibles leurs obligations familiales, plus ils donneront la possibilité à d’autres hommes de développer et de concrétiser leur ‘élan du cœur’ à l’égard des enfants. Ils soulageront aussi les femmes de beaucoup de pression et de culpabilité.» CPR
In Le Courrier / 7 novembre 2014
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