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Genève doit devenir le canton de l’emploi. Pas du chômage

Le chômage est une problématique qui ne cesse de préoccuper les genevois-e-s. Face à un marché du travail en pleine mutation, une mondialisation incontrôlée, une pression sur l’emploi local, le chômage est un spectre qui ne cesse de nous hanter. Imprécations et prophéties ne manquent pourtant pas pour se gargariser de résultats soi-disant obtenus, ou pour nous vanter des lendemains qui finiront bien par chanter… Mais les chiffres sont pourtant là, implacables. Et ils sont globalement tout sauf rassurants. Malgré la danse de la pluie que certains font à longueur d’année, le chômage persiste à ne pas vouloir baisser comme il le devrait à Genève. Pire, le système semble définitivement en panne, lorsqu’on s’intéresse au sort de celles et ceux qui, à l’issue du délai cadre d’indemnisation, viennent grossir chaque année les rangs de l’aide sociale.

Cet article ne vise nullement à polémiquer sur un sujet aussi sérieux, dont on voudrait qu’il soit parfois empoigné avec moins d’émotion et plus de raison. Des solutions existent et sont généralement bien éloignées des déclarations d’intention – jamais réalisées – ou bien des petites mesures symboliques inutiles.

Il convient donc d’analyser la situation avec le recul requis, avec des chiffres officiels et des faits, et de proposer des solutions viables pour relancer l’emploi à Genève. Certes, il faut le dire d’emblée: il n’existe pas de solution miracle. Mais il y a néanmoins largement de quoi faire!

Les chiffres

Comme l’indiquent les chiffres fournis par le Département de l’emploi et de l’action sociale (DEAS), le taux de chômage stagne à Genève. 5.5% en 2013, 5.3% en 2017. Pas de quoi pavoiser, donc. A première vue, les chiffres semblent stables. Mais c’est sans compter ceux de l’aide sociale, qui eux ont explosé, comme le montrent les statistiques fournies par l’Hospice général: on est passé de 10’416 dossiers ouverts en 2012 à 12’520 en 2016, soit une augmentation jusqu’ici jamais vue de plus de 20%. En 2012, 17’753 personnes bénéficiaient de l’assistance publique. Ils étaient 20’425 en 2016.

Ce glissement des demandeur-euse-s d’emploi vers l’aide sociale est une hypothèse qui semble plausible, même si aucune statistique officielle ne vient l’étayer. Mais si on regarde les chiffres officiels relatifs à la durée des indemnités chômage, on constatera qu’ils semblent confirmer cette tendance : en 2012, 3’408 chômeur-euse-s sont arrivé-e-s en fin de droit sur les 11’653 inscrit-e-s, soit 29.25% d’entre eux/elles. En 2016, ce chiffre passe à 4’005 personnes, sur 12’965 inscrit-e-s, soit 30.89%. L’augmentation nette est de 1.65%, en l’espace d’à peine quatre ans ! Cela est particulièrement préoccupant en ce qui concerne les demandeur-euse-s d’emploi âgé-e-s : de 207 jours d’indemnisation en moyenne en 2012 pour les plus de 60 ans, on est passé à 234 jours en 2016. Même tendance chez les 50-59 ans (de 198 à 215 jours).

Dans ces circonstances, dire que la situation est inquiétante fait figure de pléonasme. Et pourtant, ces cinq dernières années, il semble que la seule décision politique ayant pour objectif de faire baisser le chômage a été celle d’instaurer la fameuse « préférence cantonale ».

Souvent discutée au travers d’une approche émotionnelle du problème, et faisant le lit du populisme ambiant, la préférence cantonale est cependant une chimère inutile, à laquelle il convient une fois pour toutes de tordre le cou. Certes, il ne faut pas minimiser la pression que l’emploi frontalier peut faire peser sur certains secteurs de l’économie en termes d’occupation des places de travail, mais faire croire que cette solution miracle a apporté quoi que ce soit de positif à nos demandeur-euse-s d’emploi relève de la malhonnêteté intellectuelle la plus crasse.

Et si tant est qu’on quitte le débat politicien pour s’intéresser à la réalité des chiffres et des faits – fournis par l’OCE – on se rend vite compte combien miser sur « préférence cantonale » comme moyen de lutte contre le chômage s’apparente à de la poudre aux yeux.

La préférence cantonale à l’épreuve des faits. Et des chiffres

Rendons en préalable hommage à l’Etat de Genève, qui a considérablement augmenté sa part d’engagement de demandeur-euse-s d’emplois locaux au cours de ces dernières années, comme s’en félicite l’Office cantonal de l’emploi (OCE): 382 personnes engagées en 2013 (soit 33% des engagements) contre 553 (65%) en 2016. Vu sous cet angle, cela paraît merveilleux… sauf que, au final, cela représente à peine 2.98% des chômeur-euse-s inscrit-e-s en 2013, et à peine 4.27% en 2016. De plus, la statistique en question concerne aussi bien les engagements en CDI que les personnes en CDD et en gain intermédiaire. On ne sait donc évidemment pas si ces personnes ont réellement pu intégrer le marché de l’emploi sur le long terme ou si elles ne sont restées en poste que quelques mois…

Plus intéressant, l’OCE nous permet de comparer, dans cette même statistique, le poids de la préférence cantonale dans les engagements effectués par les autres secteurs de l’économie genevoise. Et là, le constat est beaucoup moins euphorique : dans le secteur subventionné, on passe de 64% d’engagements en 2012, à 66% en 2016, 2 points qui représentent 3.12% d’augmentation. Et sur l’ensemble du marché du travail, on passe de 15% en 2013 (1210 personnes), à seulement 18% en 2016 (1338 personnes). Et donc, au passage, un signal assez clair sur le fait que, malgré un service dédié au lien avec les entreprises (service employeur), celles-ci n’ont toujours pas identifié l’OCE comme un partenaire pour le recrutement. Preuve en est, comme nous le dit l’Office cantonal de la statistique, l’augmentation du nombre de frontalier-e-s durant la période 2013-2017 : 86’896 permis frontaliers en décembre 2013, contre 107’911 en février 2018… soit exactement 21’015. Encore une fois, donc, la « préférence cantonale » est une invocation, qui n’a strictement aucun effet.

Cette question du travail frontalier n’a pas laissé de marbre les scientifiques, qui mènent depuis quelques années des recherches plutôt intéressantes sur le sujet. On citera en premier lieu celle d’Yves Flückiger[1] – qui n’est rien moins que le Recteur de l’Université de Genève – qui avait déconstruit en 2012 la question du choix de main d’œuvre frontalière qui serait soi-disant privilégiée par les employeurs. La conclusion de cette étude (p. 61) parle d’elle-même : « Nombreuses sont les personnes qui considèrent qu’une entreprise essentiellement composée de frontaliers ou dont les responsables des Ressources Humaines sont frontaliers aura tendance à privilégier les résidents transfrontaliers lors du recrutement. Les résultats de l’enquête ont montré que même dans ces cas de figure les profils des Suisses avaient une probabilité supérieure d’être retenus que les profils des résidents transfrontaliers ».

Une autre étude similaire, mandatée par la Fédération des entreprises romandes (FER) également auprès de l’Université de Genève[2], arrive à la conclusion limpide que l’emploi frontalier est complémentaire – et non subsidiaire – à la disponibilité des travailleur-euse-s locaux/ales (p. 103)  : « (…)tous secteurs confondus, on observe un « effet de taille » important entre l’emploi salarié frontalier (permis G) et permis B combiné qui est de l’ordre de dix fois plus élevé que le chômage d’origine suisse correspondant. Cela signifie que dans le meilleur des cas, un travailleur salarié de type permis G ou B sur dix pourrait techniquement être substitué par un chômeur d’origine suisse. Dit autrement, le taux de couverture (TC) des travailleurs salariés frontaliers ou permis B par les chômeurs d’origine suisse est très faible et globalement égal à 10,11%. Il y a donc une rareté de main d’œuvre locale suisse disponible au chômage pour se substituer aux emplois salariés occupés par des permis G ou B. »

Enfin, plus récemment, trois éminents chercheurs genevois viennent de publier un article qui vient régler une fois encore le compte au spectre frontalier[3]. Dans le résumé en français, il y est affirmé sans ambiguïté (p. 29) que « Le marché suisse du travail accueille traditionnellement de nombreux frontaliers : ils sont actuellement plus de 300 000, soit près de 7 % de la population active. L’acceptation sociale de ces travailleurs s’est toutefois détériorée au cours des dernières années. En utilisant des données trimestrielles sur la période 1996-2017, nous étudions l’affirmation selon laquelle les travailleurs frontaliers créent du chômage parmi la population locale, effectuant à la fois des analyses de séries chronologiques au niveau national et des analyses longitudinales au niveau cantonal. Nos résultats indiquent que la causalité va principalement du chômage vers les travailleurs frontaliers, ces derniers étant repoussés lorsque le chômage augmente. L’effet inverse, des travailleurs frontaliers vers le chômage, semble être plus faible, voire inexistant. »

Bref, le mythe du travailleur frontalier qui se substituerait subrepticement aux demandeur-euse-s d’emploi locaux/ales a décidément du plomb dans l’aile. Et cela démontre à quel point il ne faut pas considérer ici la préférence cantonale comme une politique publique efficace.

Mais derrière les constats, il s’agit aussi de proposer des pistes d’action. Je ne voudrais pas qu’on me reproche de critiquer des mesures inutiles ou inexistantes, sans rien proposer en retour ! Car des solutions, il y en a. Encore faut-il avoir le courage de les mettre en œuvre. Et parmi celles-ci, celle qu’il me semble le plus urgent d’instaurer, c’est évidemment une véritable politique de soutien à la formation. Une formation certifiante, qualifiante, professionnelle et continue. Bref, une formation qui permette aux demandeur-euse-s d’emploi de pouvoir faire face aux défis que ne manqueront pas de nous réserver encore le marché du travail, et aux employeurs de répondre à leurs besoins en personnel.

La formation rapporte plus qu’elle ne coûte

Dans son rapport sur la pauvreté, publié en 2016[4], le Conseil d’Etat fait un constat évident (p. 66) : « Un autre constat mis en exergue par cette étude est la grande précarité des personnes sans diplôme ou formation achevée, qui rencontrent d’importantes difficultés à s’insérer durablement sur le marché de l’emploi. Le dispositif d’aide sociale, en tant que dernier filet du dispositif, prend en effet en charge un nombre important de personnes qui n’ont pas réussi à entamer, achever ou à faire reconnaître (pour des personnes migrantes) une formation, et qui par cette limitation ne parviennent pas à s’insérer sur le marché du travail, cela en dépit de leurs efforts. Il s’avère que l’absence de formation est un des éléments qui aggrave tous les indicateurs de pauvreté, de précarité, d’aide sociale, de surendettement et de santé, ce qui fait de ce public une cible prioritaire de la lutte contre la pauvreté. Si une piste d’intervention dans ce domaine devait concerner la qualité du travail et des salaires, une autre devrait impérativement concerner la formation. »

Dans un marché de l’emploi toujours plus concurrentiel et complexe, la formation, à tout âge et en toutes circonstances, apparaît comme une nécessité. Ce d’autant qu’il s’agit-là, dans un canton qui dépend principalement du secteur tertiaire, d’une question essentielle. Un changement de mentalité s’impose d’autant plus urgemment que beaucoup des emplois que nous connaissons aujourd’hui sont condamnés à disparaître dans un futur relativement proche. Automatisation et nouvelles technologies de l’information vont considérablement modifier les emplois disponibles. Les caisses des supermarchés en ont déjà subi les conséquences, et progressivement d’autres domaines vont avec certitude être touchés. Dans les projections faites par les experts, toutes les strates de l’économie sont concernées, du chauffeur de taxi au juriste.  Il va donc falloir agir – et vite – sur la qualification et re-qualification de la population.

Même l’Union patronale Suisse, qu’on ne peut pas taxer de supportrice béate des dépenses publiques, fait ce constat dans une étude qu’elle a publié en 2017. Ce document pose de manière assez claire la relation entre chômage, expérience et qualification (surtout pour les jeunes de moins de moins de 25 ans) ; ses conclusions sur le rôle de l’Etat sont plutôt équivoques : « La politique a pour tâche d’adopter les mesures et les conditions-cadre nécessaires pour faire coïncider les attentes des employeurs et des employés et supprimer le plus possible l’inadéquation entre l’offre et la demande ».

Si on veut changer les choses, il convient d’empoigner cette question avec détermination… mais aussi en changeant le regard que nous portons sur la population concernée. Les personnes inscrites à l’OCE sont porteuses d’un potentiel mal exploité, avant d’être porteuses de problématiques. Car nous souffrons encore aujourd’hui d’un rapport de défiance face aux demandeur-euse-s d’emploi. Une suspicion généralisée, qui nous empêche de considérer les bienfaits de la formation qualifiante auprès des personnes en recherche d’emploi et de l’économie. L’OCE dit vouloir valoriser « les compétences transférables », mais n’est concrètement que très rarement disposé à soutenir des projets de réorientation. La logique du « sortir au plus vite du bassin chômeurs » (et donc de ses statistiques…) pousse les conseillers.ères en personnel à tout capitaliser sur le domaine de formation initiale ou celui exercé lors des derniers mois d’activités, alors que parfois ce domaine n’est plus adapté ou n’embauche pas.

La formation doit donc devenir une priorité, pour endiguer le chômage à Genève, prévenir le recours à l’aide sociale, et répondre aux attentes des employeurs de manière locale, sans devoir exclure qui que ce soit. Cet effort passera notamment sur la possibilité – sans pénalités et sans contraintes – pour les demandeuses et demandeurs d’emplois et les personnes à l’aide sociale de se voir soutenues dans leurs projets de réorientation (si ceux-ci donnent sens), tout en bénéficiant des indemnités auxquelles ils/elles devraient avoir droit. Actuellement, cette question est bloquée par nos tabous idéologiques. Mais il faudra bien se résoudre, dans un avenir proche, à reconsidérer notre façon de voir l’emploi et les solutions pour y faire face. L’OCE, premier concerné, doit donc évoluer pour être plus réactif et proactif. Cet acteur clé est aujourd’hui devenu un office du chômage ; il doit se donner les moyens de redevenir celui de l’emploi.

C’est ce changement que je souhaite pour Genève.

 

 

[1] Flückiger Y, Ferro Luzzi G, Graf R, Ortega B & Wolf T (2012): “Main-d’œuvre frontalière et pratiques d’embauche sur le marché genevois du travail”, Observatoire universitaire de l’emploi, Université de Genève., disponible en accès libre sous: https://archive-ouverte.unige.ch/unige:76319

[2] Kempeneers P & Flückiger Y (2012): “Immigration, libre circulation des personnes et marché de l’emploi”, Mandat OUE-FER Genève, Observatoire universitaire de l’emploi, Université de Genève, disponible en libre accès sous: https://www.fer-ge.ch/documents/40027/245110/Communique_20130430_etude.pdf/87f11bee-7558-4fdb-805c-77e39f1f820d

[3] Sylvain Weber, Giovanni Ferro Luzzi and José Ramirez, « Do cross-border workers cause unemployment in the host country? The case of Switzerland », Espace populations sociétés [Online], 2017-3 | 2018, Online since 25 January 2018, disponible sous: http://journals.openedition.org/eps/7301

[4] https://www.ge.ch/dgas/doc/actualite/rapport-pauvrete-canton-geneve.pdf

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