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«Je rêve que la cohésion sociale et le vivre ensemble fassent partie d’une politique prioritaire»

27 août 2017 Thierry 0 Comments

Vernier est la commune genevoise qui compte le plus fort taux de précarité du canton. Pourtant, elle est devenue un modèle dans la mise en place de dispositifs favorisant la cohésion sociale. Rencontre avec Thierry Apothéloz, militant associatif, travailleur social et élu PS à l’exécutif de la ville depuis 2003.

Propos recueillis par Sophie Guadagnin pour le magazine Actualité sociale / n˚66 / 01–2017 rubrique Point Fort / 17 article disponible en .pdf

Pouvez-vous nous expliquer le parcours qui vous a conduit à faire de la politique?

J’ai toujours été animé par la justice sociale, la volonté de tra­vailler main dans la main avec les associations. Je fais partie de plusieurs d’entre elles depuis mon adolescence et la politique n’est qu’une suite logique dans mon engagement pour la socié­té. C’est ce qui me permet d’allier l’échelle de la proximité à l’ac­tion collective.

La relation avec le terrain est-elle toujours la même?

La politique n’a de sens et de légitimité que si elle est intime­ment liée au travail et aux connaissances de terrain. Ma relation avec le terrain est forcément différente, que ce soit dans mes fonctions de magistrat à Vernier ou dans le cadre de l’Associa­tion des Communes genevoises (n.d.l.r.: Thierry Apothéloz en est le président). Mais même si je ne pratique plus le terrain comme avant, j’ai gardé beaucoup de contacts, de sorte que je suis alimenté dans mon action politique et dans mes décisions. Le contact avec le terrain est pour moi une force.

La ville de Vernier réalise un important travail de mobili­sation de ses habitant-e-s selon une approche en travail social communautaire. Comment cette démarche est-elle née?

La décision du canton en 2006 de placer le travail social indivi­duel au niveau cantonal et d’attribuer le travail social commu­nautaire aux communes a constitué un premier point de dé­part. Cette répartition ne m’a pas vraiment convaincu: une séparation aussi brusque n’était pas adéquate! Ce qui est inté­ressant dans l’approche individuelle, c’est d’activer le réseau local de proximité et de mobiliser la famille dans l’amélioration des difficultés rencontrées par la personne. En séparant l’indi­viduel du communautaire, on perd cette complémentarité.

Et quelles ont été vos motivations personnelles?

Pendant longtemps, Vernier a été considérée comme une com­mune poubelle. Les journaux de l’époque avaient titré «Vernier, commune poubelle». Vous imaginez ce que peuvent ressentir des habitant-e-s en lisant ce titre, c’est tout simplement insup­portable! Quand je suis arrivé en politique en 2003 au sein de l’exécutif, c’était pour moi un enjeu important. J’avais la volon­té de passer d’une commune poubelle à une commune qui in­nove en matière sociale. Et comme j’ai toujours travaillé dans un esprit de participation, c’était logique de développer des projets dans ce sens. Avec les Contrats de Quartier, je voulais développer une démocratie participative et permettre aux ha-bitant-e-s de se mobiliser pour la vie de leur quartier. Ils-elles sont les expert-e-s de leur quotidien et un tel dispositif doit pouvoir leur donner les moyens de réussir.

Comment les professionnel-le-s du travail social ont-ils réagi à vos propositions?

J’aimerais vous raconter une petite anecdote: lorsque j’ai pro­posé de mettre un Contrat de Quartier aux Avanchets, la pre­mière réaction des travailleurs et travailleuses sociales a été dire qu’ils n’en voulaient pas! Cela venait du haut, ils ne vou­laient pas que cela soit imposé aux habitant-e-s. De plus, ils craignaient que l’on se substitue aux habitant-e-s et ils avaient peur d’être dépossédés de leur travail. Je n’imaginais pas qu’en développant la démocratie participative de telles réactions d’opposition puissent survenir de la part de cette profession. Aujourd’hui, nous avons cinq travailleuses et travailleurs so­ciaux impliqués dans l’accompagnement des projets des diffé­rents Contrats de Quartier. Ils jouent un rôle particulièrement important pour les publics les plus éloignés de la participation, les jeunes notamment. Ils les aident à formuler des projets et à faire face à un groupe d’adultes. Ils ont une place dans le comité de pilotage, avec une voix décisionnaire.

Comment le fonctionnement des projets est-il évalué?

L’évaluation principale est conduite entre le groupe de projet, le comité de pilotage et le délégué au contrat de quartier, rat­taché au Service la cohésion sociale de Vernier. A cela, nous ajoutons parfois des questionnaires pour évaluer l’adéquation des projets auprès de tous les partenaires. Certes, certains pro­jets fonctionnent moins bien que d’autres. Il faut savoir se mon­trer humble, les échecs peuvent permettre de repartir sur de nouvelles idées. En revanche, je suis strict sur la place laissée aux habitant-e-s et je suis exigeant sur les valeurs que l’on porte dans le travail social communautaire.

«Les habitant-e-s sont de véritables acteurs du développement dans leur propre quartier.»

Est-ce que les projets arrivent à s’autonomiser et fonction­ner indépendamment des services communaux, ou restent-ils toujours sous la houlette des pouvoirs publics?

Oui, certains projets s’autonomisent s’ils ont du sens. Je pense au «Repas à 5 francs» aux Avanchets, lancé par un groupe d’ha­bitant-e-s qui offrent du temps et le plaisir de partager un repas le mercredi midi. Après deux ans de fonctionnement et avec le soutien du Contrat de Quartier, ils se sont autonomisés en créant une association. Le Beach Volley au Lignon est égale­ment un bel exemple. Ce projet est né d’une activité patinoire en hiver et comme cela fonctionnait bien, les habitant-e-s ont voulu proposer une activité durant la belle saison. Ils se sont montés en collectif autour de cette question-là.

Certains projets peuvent –ils remettre en question la manière dont l’administration communale regarde les besoins des habitant-e-s?

Depuis les premières expériences des Contrats de Quartier, l’administration communale a beaucoup changé son regard sur la consultation et leur rapport aux habitant-e-s. Bien sûr, cer­tains employé-e-s perçoivent encore cela comme une charge de travail, mais beaucoup en voient plutôt les bénéfices. L’ad­ministration a désormais pris acte que l’on doit travailler en associant les personnes qui habitent dans la commune. Un exemple parmi d’autres: le plan directeur communal (notam­ment le cahier des charges du mandataire) a été réalisé avec les habitant-e-s durant trois soirées de mobilisation. Ce processus qui s’est mis en place, nous le devons à l’aventure du Contrat de Quartier, c’est-à-dire une habitude qui a été prise de travailler avec un maximum de concertation!

Comment les Contrats de Quartier sont-ils perçus par les élu-e-s?

Entre 2003 et 2007, le Conseil municipal penchait à droite et ses premières réactions ont été difficiles. J’ai donc opté pour un projet pilote afin de leur démontrer que l’on peut faire confiance aux habitant-e-s. Et je ne me suis pas trompé, parce que l’auto­régulation des habitant-e-s est absolument incroyable. Il y a une finesse et une rigueur dans l’analyse et la gestion des bud­gets, ils sont de véritables acteurs du développement dans leur propre quartier. Les conseillers et conseillères municipales sont quant à eux impliqué-e-s au niveau du comité de pilotage. Ils sont devenus avec le temps de véritables ambassadeurs des Contrats de Quartier. Nous avons mesuré au moment des dix ans de vie des Contrats de Quartier combien cela avait per­mis de rapprocher les habitants du monde politique.

Face aux risques d’instrumentalisation, quels sont vos garde-fous?

Il s’agit de fixer rapidement un cadre clair qui définit la position des différents acteurs, pour éviter de mauvaises interpréta­tions. Ensuite nous avons une enveloppe financière qui permet la concrétisation des projets, cela atténue les risques éventuels de politisation des projets. Si un événement pouvant être com­pris comme de la manipulation politique intervient les habi-tant-e-s interpellent le professionnel délégué au Contrat de Quartier (n.d.l.r.: professionnel employé par le Service de la cohésion sociale) ou passe directement par le comité de pilo­tage. Le problème peut ainsi être exposé et trouver des issues. Mais honnêtement, en dix ans, je n’ai pas vu de tentative de ma­nipulation. A ce jour, nous comptons 250 projets acceptés et réalisés par le comité de pilotage des Contrats de Quartier, un seul n’a pas passé la rampe.

Sur le terrain verniolan, plusieurs corps de métier se côtoient et participent à une meilleure cohésion sociale, notamment les correspondant-e-s de nuit. Comment se déroulent les collaborations?

Les correspondant-e-s de nuit représentent une nouvelle fonc­tion, inconnue par le passé. J’ai choisi de les rattacher au Service de la cohésion sociale plutôt qu’à la police municipale comme c’est le cas dans d’autres dispositifs similaires. Ils sont avant tout des médiateurs sociaux qui interviennent 365 jours par année de 18h à 2h du matin. Ils collaborent avec les différents corps de métier, tant sur les questions de sécurité que sur les questions sociales.

Les Contrats de Quartier à Vernier
Les Contrats de Quartier ont fêté leurs dix ans en 2015. Ils existent dans cinq quartiers et couvrent l’ensemble du territoire de la com­mune. Leur objectif est d’offrir à la population des outils de démo­cratie participative lui permettant d’intervenir rapidement et effi­cacement dans l’amélioration de son quotidien.
Le Conseil municipal vote chaque année une enveloppe budgé­taire pour le quartier concerné. Les personnes intéressées s’orga­nisent en groupes de projet pour proposer et préparer des projets. Ces derniers sont ensuite présentés à un comité de pilotage com­posé notamment d’un conseiller administratif, de représentants de partis siégeant au Conseil municipal, de représentants d’habi­tants, de commerçants et d’associations locales. Depuis 2005, plus de 250 idées ont été concrétisés. Une grande partie des pro­jets réalisés par les Contrats de Quartier recouvrent le domaine des solidarités de proximité, favorisant les liens sociaux dans les quartiers. Le processus de Contrat de Quartier permet aussi la mise en place de projets d’aménagements publics.
Des évaluations ont montré que ces Contrats de Quartier contribuaient à renforcer le sentiment de citoyenneté et favori­saient le lien social ainsi que la solidarité.
Voir également: «La démocratie participative en action: 10 ans de Contrat de Quartier» .pdf consultable sur: www.vernier.ch

Pourquoi avoir mis en place cette fonction de correspon­dant-e de nuit?

Ce qui m’intéressait, c’était la résolution de problèmes dans les quartiers. Au départ, nous avions réalisé un diagnostic partagé avec les habitant-e-s, les concierges, les commerçant-e-s, les écoles, les travailleurs et travailleuses sociales, la police canto­nale et municipale, les services cantonaux et municipaux. Le constat commun, c’était les incivilités liées aux déchets, le bruit au pied des immeubles et le manque de disponibilité de la po­lice. De nombreux problèmes n’étaient pas pris en charge par la police ou les travailleurs sociaux. Je pense aux jeunes qui posent des problèmes au pied des immeubles, créant ainsi des tensions avec le voisinage. Ni l’intervention de la police ni celle des travailleurs sociaux hors mur (TSHM) n’a fonctionné. Du coup, l’idée d’avoir un troisième acteur, qui est présent tous les jours et à des heures où les autres partenaires ne le sont pas, est un élément de réussite.

«Aujourd’hui, les politiques publiques sont hélas trop souvent pensées pour des résultats immédiats.»

Quelles évolutions avez-vous perçu?

Les correspondant-e-s de nuit travaillent jour après jour à une plus grande tranquillité publique. Ils sont rattachés au service de la cohésion sociale pour permettre un dialogue permanent des différents acteurs sociaux pour des situations individuelles. Aujourd’hui, Vernier n’est plus considérée comme une com­mune poubelle. Elle est vue comme une commune-ville capable d’innovations. Et elle fait des petits: il y a des Contrats de Quar­tier à Yverdon, à Lausanne, à Carouge, à Lancy, à Onex… Et le dispositif des correspondants de nuit a été repris à Thônex, dans le Nord Vaudois, à Neuchâtel et à Lausanne.

«Ne doutez jamais qu’un petit groupe d’individus puisse changer le monde. En réalité, c’est toujours ainsi que le monde a changé»; que vous inspire cette citation de l’an­thropologue américaine Margaret Mead?

Il y a une profonde vérité dans cette citation qui est d’arriver à imaginer qu’un groupe d’individus puisse changer le monde. Tout d’abord, ils peuvent changer «leur» monde, peu importe la taille. Ensuite, ils peuvent participer aux changements des autres. C’est ce que nous avons vécu dans le quartier des Libel­lules. Les personnes investies dans la réhabilitation du quartier sont fières de leur quartier et fières d’avoir participé à l’aventure du Contrat de Quartier. Dans ce monde qui broie, qui démora­lise beaucoup, qui trop souvent déconsidère les personnes, ma responsabilité d’homme politique c’est de redonner de la com­pétence aux habitants, de leur redonner du pouvoir.

De quoi rêvez-vous aujourd’hui en matière de cohésion sociale?

Je rêve que la cohésion sociale et le vivre ensemble fassent par­tie d’une politique prioritaire car on ne peut pas continuer à penser l’Etat qu’en termes de crises, d’investissement et de bud­get. Aujourd’hui, les politiques publiques sont hélas trop sou­vent pensées pour des résultats immédiats. Or il faut investir dans des politiques structurantes à long terme. Michel Rocard disait que la crise financière n’est pas que financière, elle est sociale et la réponse aussi! Il avait raison.

Propos recueillis par Sophie Guadagnin pour le magazine Actualité sociale / n˚66 / 01–2017 rubrique Point Fort / 17 article disponible en .pdf

 

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